On a beaucoup reproché au deuxième album de King Crimson de n’être que le rejeton peu, car trop inspiré de la première et magistrale production du groupe : l’incomparable et fondateur In the court of the crimson king, tout en étant peut-être plus cohérent, plus dense (il n’y a pas une presque demi-face à oublier). Certes, il faut reconnaître que les trois premiers titres : «Pictures of the city», «Cadence and cascade» et le titre éponyme en appellent directement à leurs plus brillants prédécesseurs, respectivement «Twenty first schizoïd man», «I talk to the wind» et «Epitaph» ; du premier la violence se révélant moins viscérale moins épidermique, les breaks moins surprenants, des deux autres les mélodies moins parfaites, les arrangements moins novateurs.
Mais il faut replacer tout ceci dans son contexte et se rappeler que le groupe, sorti exténué d’une éreintante tournée américaine suite à l’incroyable succès du premier album, plus une mosaïque de talents aux forts tempéraments qu’une véritable entité à laquelle le maitre Fripp commence simplement à imposer sa férule, en est encore à chercher ses marques dans le bouillon de culture du rock progressif naissant, subissant une première saignée de son personnel d’origine (Ian Mac Donald parti sous d’autres cieux ouvrant ainsi un boulevard à Fripp pour les compositions, Michael Giles en simple intérim, tout comme Greg Lake en partance vers le futur Emerson Lake and Palmer qui refuse d’intégrer ……. Robert Fripp, lui-même venant de décliner une offre de recrutement de Yes en mal de guitariste et assurant la pige sur les premiers albums de Van Der Graf Générator etc etc).
On ne peut donc reprocher au maître d’avoir extrait de ses chaudrons une mixture aux saveurs bien sûr plus aussi étonnamment épicées, mais toujours concoctée avec autant de maîtrise, si ce n’est de fraîcheur d’inspiration (après tout on est à un tel niveau qu’on peut bien en profiter encore un peu et d’aucuns ne se répéteront aussi bien que le fait, pour une des premières et rares fois, le roi pourpre). D’autant plus que la suite de l’album est, elle, plus que passionnante. Car «Cat food» à la mélodie enjouée, à la rythmique cahotante entre rock et jazz, aux arrangements somptueux, illuminé par le piano cristallin, fantasque et virtuose de Keith Tippet (le fameux pianiste de jazz qui refusera toujours d’intégrer définitivement le groupe, l’un des deux nouveaux arrivants avec le saxophoniste Mel Collins et réels vecteurs de nouveaux horizons sonores) et «The Devil’s Triangle» (inspiré du «Mars» de Gustave Holst que le groupe reprenait sur scène à ses débuts et que l’on redécouvrira bien plus tard à la parution des coffrets Epitaph), lente montée aux allures de marche funèbre, sur des accords de mellotron plus lugubres et angoissants que jamais jusqu’à un final chaotique déchiré par les dissonances du saxophone et emblématique de l’œuvre au noir crimsonienne, sont deux pièces essentielles annonçant magistralement les métamorphoses à venir et prouvant, aux éventuels sceptiques de l’époque, que le royal animal ne faisait alors, malgré les sommets déjà atteints, avec cet album certes de transition mais néanmoins splendide, que préparer son prochain et définitif envol.
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